Sur les traces de Lafcadio Hearn : étapes d'une mission de recherche au Japon en juin 2025 (3)

Charles Scheel

Rubrique

3. D'un festival shintoïste au Colloque Lafcadio Hearn : une semaine à Toyama

Si le séjour de plus d'une semaine à Toyama a été centré sur l'exploration de la Bibliothèque Lafcadio Hearn et le colloque du 8 juin au campus de Gofuku, il a aussi permis quelques excursions. À vélo, dans les proches collines, pour voir la ville depuis l'observatoire du Parc Kurehayama, créé sur les ruines du château Shiratori où, il y a plus de quatre siècles, le dernier  seigneur féodal de Toyama a été battu par les forces de l'Empire japonais naissant. En tram ou en voiture avec mon guide, la Pr. Nakajima, pour visiter le centre-ville, le quartier du port et le bord de mer.

Après l'effervescence du campus, la promenade à vélo à travers les rizières toutes proches et la forêt couvrant la colline, était très reposante. Sauf pour un jogueur occasionnel et de rares taxis, je ne rencontrais quasiment personne le long de la route en lacets, parsemée de nombreux petits cimetières avec leurs monuments tous faits des mêmes pierres grises en forme de temple ou de déités shintoïstes. La vue de la ville, depuis le petit observatoire construit en haut d'un sentier coupé dans les bosquets de bambous, était vraiment très belle et portait jusqu'à la chaîne de montagnes enneigées au-delà.

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[2: Promenade au parc dans les collines proches du campus de Toyama]

Commencer la journée par une promenade matinale à pied le long du grand rectangle formé par le campus et les terrains de sport (dont deux de base-ball, sport américain dont j'ignorais qu'il était très pratiqué au Japon), bordés d'une belle allée boisée, était agréable aussi. Tout comme dîner avec Armabat, mon voisin dans la résidence pour invités de passage, un médecin mongol venu d'Oulan-Bator pour faire des recherches en endoscopie sur le campus de médecine. Quand nous nous sommes présentés, après notre rencontre inopinée dans le couloir, il a fallu que je lui explique ce qu'était la Martinique, car il n'en avait jamais entendu parler, même lors de ses voyages aux États-Unis ou en Europe.

Juste en face de la résidence se trouvait un restaurant chinois dans lesquel allait avoir lieu aussi un dîner avec le noyau de participants le soir du colloque. Et j'ai été surpris qu'il ait fallu recourir à l'anglais – présent aussi dans le menu – pour passer commande avec le gérant chinois qui ne parlait pas japonais.

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[3 : Dîner avec Armabat, un voisin dans la résidence au campus de Toyama]

Le soir de mon premier jour (lundi) passé au campus, mon guide, Toshié Nakajima, m'a proposé, ainsi qu'à son jeune collègue, Ryo Fukushima, de l'accompagner dans un quartier de la ville où s'achevait un festival autour d'un temple shintoïste. Les visiteurs y faisaient l'offrande rituelle d'une pièce de monnaie, suivie d'une courte prière. Les rues autour du temple étaient animées de petits stands qui vendaient de tout – beaucoup de jouets et de friandises pour les enfants, notamment. Puis nous avons dîné dans un restaurant coréen où j'ai découvert avec surprise que, devant chaque client, un réchaud à fondue électrique était encastré dans la table, pour cuire les légumes et les viandes commandés. Encore plus que dans les fondues bourguignonnes ou savoyardes, chacun pouvait donc participer activement à la cuisson du repas !

Une cérémonie du thé

Le soir suivant, c'est à une cérémonie du thé traditionnelle – à laquelle elle-même s'initie les mardi depuis plusieurs mois chez une dame spécialisée dans ce rituel depuis des décennies – que Toshié Nakajima nous a proposés de l'accompagner. Ce genre de cérémonie est organisé pour les touristes dans certains hôtels au Japon – généralement dans une forme abrégée de quinze à vingt minutes. En l'occurrence, la séance a duré deux heures, avec quatre débutants absolus comme moi et deux initiés, tous installés sur les côtés du tatami, en face de la maîtresse, et il n'aurait pu être question de prendre des photos d'un tel office. Passé le premier obstacle – à savoir l'entrée à quatre pattes par une porte basse, après avoir retiré ses chaussures et mis des chaussettes blanches – et la salutation de l'autel (une estampe représentant un temple, et un portrait du mari défunt de l'officiante), j'ai dû constater avec désarroi que mes cous de pied étaient trop raides pour que je puisse adopter la position rituelle à genoux, assis sur les talons, et dû accepter, avec un peu de vergogne mais beaucoup de soulagement, l'offre d'un fauteuil bas.

Je ne décrirai pas plus avant la suite minutieusement orchestrée du rituel et me contente de noter à quel point cette forme d'échange courtois, de propos apparemment anodins, exige d'attention et de concentration. Et j'ai compris l'attrait que cette école de maîtrise des moindres gestes et de respect des participants, développée par des moines ou des samouraïs au moyen-âge, peut avoir pour des personnes accablées de multiples obligations professionnelles et soumises aux rythmes de travail effrénés imposés par notre mode de vie moderne – comme c'est le cas de ma collègue Nakajima.

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[4 : Cérémonie du thé matcha]

Visite du centre-ville de Toyama

Après trois jours d'exploration de la BLH au campus, la Pr. Nakajima m'a proposé de consacrer le jeudi à la visite de plusieurs sites de la ville et du district de Toyama dans sa voiture. Nous avons commencé par le très beau Musée Koshinokuni de littérature dans le centre-ville, où plusieurs espaces présentent des écrivains locaux réputés, comme Yoshie Hotta, Keita Genji et Genyoshi Kadokawa, ainsi que des auteurs de dessins animés et de mangas – tous inconnus de moi, bien sûr. J'ai été frappé par le nombre de visiteurs, et d'enfants notamment. 

Depuis ce musée, nous avons marché à l'ombre du Quai des Cerisiers (malheureusement plus en fleurs au mois de juin...) qui longe la petite rivière Matsukawa, jusqu'à la tour de l'Hôtel de ville de Toyama. Sa terrasse au dixième étage offre une belle vue sur toute la contrée, et les élèves d'une classe primaire, coiffés de chapeaux jaunes, y étaient assis sur le sol pour dessiner. J'ai pu échanger quelques mots en anglais avec les plus espiègles d'entre eux dans l'ascenseur, mais quand j'ai voulu les prendre en photo sur la place devant le bâtiment, où ils écoutaient sagement leur instituteur, j'ai été grondé par une accompagnatrice en uniforme : « No pictures of the faces, please ! ».

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[5 : Musée de littérature et Hôtel de ville de Toyama]

Comme il était midi, nous avons déjeuné dans le restaurant au rez-de-chaussée de la préfecture de Toyama, toute proche, où une boutique propose toutes sortes de produits locaux, dont des objets en verre, grande spécialité de la ville. Après cela, nous sommes repartis en voiture jusqu'au port de Toyama où nous avons visité les anciens entrepôts de la famille Baba et la résidence adjacente, qui ont survécu à la guerre et sont devenus un musée – à visiter pieds nus, bien sûr.

Dans ce quartier commercial plutôt calme se trouve également une fabrique de saké, boisson dont j'ignorais la variété des crus. La boutique vendait aussi des vins du monde entier – y compris une bouteille de Bourgogne dont le prix affiché m'a estomaqué : 650.000 yens, c'est à dire 3.780 €...  De là, il a suffi de parcourir quelques centaines de mètres pour atteindre la belle plage de sable d'Iwasehama au bord d'une mer dont le bleu n'avait rien à envier à celui de notre Caraïbe – mais dont l'eau était encore très froide !

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[6 : Fabrique de saké proche du port de Toyama]

Le vendredi ayant été consacré à l'excursion avec Toshié Nakajima au Musée Ikeda d'Urasa, j'ai profité du beau temps le samedi pour refaire une randonnée à vélo dans les collines. En soirée, j'ai pris le tramway pour joindre les autres participants du colloque, programmé le dimanche, à dîner dans un restaurant en face de la gare centrale de Toyama. J'ai eu le plaisir notamment de retrouver Louis Solo Martinel, dont j'avais fait connaissance en Martinique en avril, et sa compagne japonaise. Nous étions douze à table, les mets étaient délicieux et la conversation animée, mais j'avoue avoir préféré la bière japonaise (blonde et légère) aux divers sakés que l'on m'a fait goûter : quelle étrange boisson... Puis toute la compagnie est rentrée dans ses demeures respectives en taxi, car la tolérance de la police à l'alcool au volant est nulle au Japon !

Le colloque Lafcadio Hearn du 8 juin à la Faculté des Humanités

J'avais eu l'occasion d'apprécier les talents d'organisatrice de Toshié Nakajima lors du colloque de décembre 2024, auquel j'avais participé en visioconférence pour parler de la réception de Youma en Martinique. Comment elle a réussi à en organiser un autre en juin, en sus de ses cours de littérature, de ses responsabilités au service des relations internationales du campus de Toyama, et de sa disponibilité quasi permanente comme guide, chauffeure et traductrice d'un visiteur venu des lointaines Antilles, relève du mystère.

J'avais en tout cas eu l'occasion de la remercier pour son invitation devant la cinquantaine d'étudiant.e.s de lettres, qu'elle avait réunis le mercredi matin dans le bel amphi de la Faculté des Humanités, pour m'entendre évoquer en français – avec force images projetés à l'écran et la traduction consécutive en japonais, phrase après phrase, de mes propos –  mon parcours de chercheur en littérature comparée. Parcours lancé par une licence d'anglais obtenue à l'Université de Strasbourg en 1974, pour arriver à Toyama après des escales dans les universités de Houston, de Bergamo, du Texas à Austin, de la Sorbonne nouvelle, de Mayence, de Metz, puis des Antilles. Cette dernière étape m'a permis d'expliquer aussi au jeune public, que les Antilles avaient justement constitué une parenthèse – brève mais très productive – pour Lafcadio Hearn, auteur surtout connu pour ses œuvres japonaises, après une vingtaine d'années passées aux États-Unis comme journaliste et traducteur en anglais de grands auteurs français. Puis de faire le lien entre ma venue au Japon, suite à celle de Toshié Nakajima en Martinique.

 Vu l'exotisme de son thème (voir le programme ci-dessous), le public du colloque était restreint à une vingtaine de personnes, toutes japonaises. Les intervenants s'étaient réunis dès 10h du matin dans la salle de lecture de la Bibliothèque Lafcadio Hearn, dont Toshié Nakajima et M. Hayashi, le conservateur, ont présenté plusieurs aspects. Puis, pendant les ajustements techniques dans l'amphithéâtre, nous avons pu continuer à deviser dans une salle attenante, tout en dégustant un repas acheté chez un traiteur proche du campus, dont la cafeteria était fermée.

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[7 : Quelques participants du colloque Lafcadio Hearn du 8 juin]

Le colloque a été ouvert à 13h par un exposé en japonais par son organisatrice, la Pr. Toshié Nakajima, qui a ensuite traduit en japonais les interventions – limitées à une dizaine de minutes – que Louis Solo Martinel et moi-même avons faites en français, lors de la table-ronde de présentation individuelle sur le thème « Lafcadio Hearn et moi ». Cet échange a suscité plusieurs questions du public que Toshié Nakajima a traduites en français. J'ai ainsi été amené à préciser le contexte historique du séjour de l'écrivain en Martinique, encore colonie française sous la Troisième République, son statut actuel de DOM, et l'extraordinaire rôle de Lafcadio Hearn, rédacteur de contes créoles durant son séjour – toutes choses qui allaient faciliter la compréhension des communications ultérieures, plus spécifiquement liées au volet antillais des œuvres de l'auteur.

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[8 : Programme du Colloque Lafcadio Hearn du 8 juin à Toyama]

Mais avant cela, nous avons pu assister, dans un amphi assombri, à la performance de danse « Yuki-onna » d'une actrice accompagnée par une pianiste et percussionniste, qui évoquait un fantôme féminin, personnage récurrent dans les contes japonais de l'écrivain. Je n'essaierai pas ici, de décrire plus avant ce spectacle envoûtant, ni de résumer les trois communications affichées dans le programme et concernant l'oeuvre antillaise. Ryo Fukushima a parlé de « l’ambiguïté de la place de Lafcadio Hearn chez Aimé Césaire » ; moi-même de « la réception de Lafcadio Hearn en Martinique », et Louis Solo Martinel de « sa version illustrée par l’IA des contes de Lafcadio  Hearn ». J'espère que les versions françaises de ces communications seront publiées prochainement dans une revue littéraire antillaise en ligne. Le colloque clôturé vers 18h, les participants ont dîné ensemble dans le restaurant chinois, proche de la résidence des hôtes de passage, avant de se séparer.

Le lendemain lundi a été consacré à une dernière visite de la Bibliothèque Lafcadio Hearn et aux préparatifs du voyage que Toshié Nakajima et moi allions entreprendre, par train le jour suivant, pour me faire découvrir le Musée Lafcadio Hearn de Matsué. C'est dans cette petite ville du Nord-Ouest que l'écrivain avait décroché un premier emploi d'enseignant au Japon en 1890, et fait connaissance de Setsu, la femme qu'il allait épouser et qui allait, elle, lui souffler des contes japonais, comme Cyrilia lui avait soufflé des contes créoles dans le Saint-Pierre de 1888.

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[9 : Départ de Toyama à bord du Shinkansen pour Matsué via Kyoto]

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