La fin d'une librairie engagée au coeur du Quartier latin

Au 58, rue Gay-Lussac, dans le 5ᵉ arrondissement de Paris, la Librairie Le Point du Jour s’apprête à baisser définitivement le rideau. Après 42 ans d’activité, Patrick Bobulesco, son libraire permanent, part à la retraite. Avant la fermeture « à la fin du mois », les rayons doivent être vidés : une Grande Braderie est organisée les 12, 13 et 14 décembre, de 9h à 19h. « Venez nombreux : tout doit disparaître ! », annonce-t-il, avec un sourire où se mêlent lucidité et émotion.

Le choix de fermer n’est pas un coup de tête. Elle s’est installée progressivement, au rythme des années et des contraintes administratives. « La décision, j'aurais pu la prendre avant, parce que j'ai 70 ans et donc j'ai largement l'âge de prendre ma retraite, raconte Patrick Bobulesco. Ça fait déjà deux ou trois ans que je me disais qu’il fallait quand même que je décide d'arrêter un de ces jours. »

Il insiste : « Ce n’est pas du tout le fait de venir travailler qui me pesait - les journées sont agréables, vraiment. Ce qui est devenu difficile, c’est toute la gestion qui entoure le métier : les règles, la comptabilité, les obligations administratives. Ce n’est pas le travail de libraire en lui-même, mais tout ce qu’il faut faire autour pour faire vivre une librairie, et qui devient de plus en plus complexe, notamment avec la dématérialisation des factures et autres procédures. »

Patrick Bobulesco aurait préféré une transmission, mais les réalités économiques du Quartier latin pèsent lourd. « J’aurais vraiment souhaité qu’un repreneur se manifeste, que quelqu’un puisse prendre la suite. Mais les quelques échanges que j’ai eus avec des libraires intéressés n’ont malheureusement pas abouti. » Au cœur du problème : le loyer, trop élevé pour ce type de commerce, même s’il reste « raisonnable » pour le quartier du 5ᵉ arrondissement, mais « bien trop lourd pour un commerce aux marges faibles, où constituer et maintenir un stock représente déjà un coût important ».

Une piste demeure toutefois : « Il y a une candidate potentielle, avec un projet de reprise pour en faire une librairie sans doute un peu différente. » Mais là encore, tout dépendra des soutiens possibles : « Elle doit encore se renseigner sur les aides et les subventions auxquelles elle pourrait prétendre. »

En 1983, ouvrir un lieu pour la pensée critique

Avant d’être libraire, Patrick Bobulesco a obtenu un doctorat en virologie. En 1983, il devient l’un des fondateurs de la Librairie Le Point du Jour, au Quartier latin, dont il sera ensuite le libraire permanent. Son engagement politique est ancien : formé en militant dans des organisations du mouvement marxiste-léniniste en France, il est notamment engagé, depuis 1970, pour soutenir la lutte de libération du peuple palestinien.

Au départ, la librairie est née d’une idée simple mais ambitieuse : offrir un lieu où la pensée critique puisse continuer à circuler, à contre-courant d’une période - celle qui suit l’arrivée de Mitterrand au pouvoir - où l’on affirmait volontiers que les intellectuels n’avaient plus rien à dire. « L’idée était de maintenir des lieux où l’on puisse certes trouver de la littérature, mais aussi des espaces propices aux rencontres entre ceux qui réfléchissent à la manière de transformer la société, d’agir, sans tout attendre du pouvoir. »

L’ouverture en 1983 se fait « au creux de la vague », le tournant de la rigueur. Pendant plusieurs années, l’évolution est lente, presque souterraine.

1995 : un tournant dans la demande de pensée critique

Pour Patrick Bobulesco, un tournant s’opère au milieu des années 1990, porté par des grandes grèves de 1995 : « Avec le mouvement social, j’ai senti revenir une forte demande de compréhension des questions sociales, de mise en lumière de sujets qui étaient dans l’air. »

À ses yeux, l’édition n’accompagnait pas encore pleinement cette attente. « Ces questions n’étaient pas toujours abordées dans les livres. Les éditeurs ont fini par percevoir cette demande et ont recommencé à publier des ouvrages plus stimulants, alors que pendant des années l’édition avait été assez pauvre : on continuait en quelque sorte à recycler les titres des années 1970. »

À partir de là, la librairie voit émerger une clientèle plus affirmée, notamment autour de questions sociales, du travail, de la sociologie politique. 

Une jeunesse en quête de formation et de transmission

Aujourd’hui, Patrick Bobulesco perçoit : « On constate certes une dégradation du rapport au livre et à la lecture, c’est évident. Mais en parallèle, la demande s’affirme davantage, avec même un renouveau du côté des jeunes : une partie d’entre eux cherche une formation, une littérature exigeante, et souhaite que l’on transmette les questions et les réponses du passé. »

Du côté de l’édition « il y a eu de réels progrès », analyse-t-il : « Beaucoup plus de traductions d’ouvrages étrangers ont vu le jour, des textes que l’on ne connaissait pas auparavant. Et de petits éditeurs se sont créés, apportant une contribution précieuse à la pensée critique. »

Libraire engagé ne signifie pas, pour lui, multiplier les grands événements : l’espace réduit n’a jamais vraiment permis d’organiser des animations au sens classique. En revanche, les rencontres ont toujours été au cœur de la vie du lieu, au comptoir ou entre les rayons. « Les échanges avec les lecteurs ou certains auteurs sont très enrichissants. Le lien avec le client reste essentiel : c’est dans ce dialogue que beaucoup de choses se jouent. »

Cette relation repose sur une véritable circulation d’expériences : « Les clients apportent leur propre vécu et leurs besoins : syndicalistes, étudiants, salariés… chacun cherche des connaissances liées à son domaine. C'est précieux. »

Une vitalité réelle, une précarité structurelle

Après quatre décennies passées « au cœur de Paris », Patrick Bobulesco porte un regard précis sur l’état de la librairie indépendante. La vitalité apparente du secteur ne doit pas tromper : des structures continuent de naître, mais beaucoup peinent à durer. « Il y en a beaucoup qui se payent très peu, voire qui ne se payent pas. »

Le contexte parisien, particulièrement exigeant, accentue ces fragilités, son 5ᵉ arrondissement reste pourtant un territoire singulier, où la densité de librairies impressionne encore. « Et même dans le 13ᵉ, on voit depuis quelques années de nombreuses librairies s’ouvrir : c’est assez remarquable. »

Un constat qui ne doit pas masquer la réalité quotidienne du métier : « La profession connaît une précarité réelle : marges faibles, frais généraux élevés… La survie d’une librairie indépendante demande énormément d’efforts. Les jeunes libraires, surtout, multiplient les heures, organisent rencontres et présentations de livres après la fermeture. C’est un engagement très lourd. »

Une Grande Braderie comme moment d’adieu

La Grande Braderie des 12, 13 et 14 décembre, de 9h à 19h, ne sera pas seulement un moyen de vider les rayons, mais un moment de retrouvailles. « Elle s’adresse aux habitués, bien sûr, mais aussi - d’après ce que j’entends depuis quelques jours - à des personnes que je n’avais pas vues depuis très longtemps. Elles se souviennent qu’il y avait là une librairie importante pour le quartier et viennent à la fois faire un tour, prendre quelques livres, mais surtout manifester leur amitié et leur soutien. »

Même s’il souligne que d’autres librairies continueront d’exister dans le voisinage, la disparition d’un commerce de livres lui apparaît toujours comme un signe inquiet pour la vie du quartier.

« Partir à la retraite » ne signifie pas, pour Patrick Bobulesco, se retirer du monde. L’engagement reste au centre. « Bien sûr, c'est constitutif de ma personnalité. Je vais continuer le combat, mais je vais aussi me trouver des activités pour ne pas rester dans une inactivité délétère après ma retraite. » Par exemple « proposer mon aide bénévole à un éditeur que je connais, participer aux activités d'une association de mémoire. Voilà, je connais un certain nombre de choses dans le domaine du livre, je vais trouver des activités à exercer dans ce domaine. »

Le Point du Jour va disparaître comme lieu commercial, mais le travail de ces 42 années restera inscrit dans les parcours de celles et ceux qui y ont trouvé des livres, des idées, des auteurs, des débats. L’enseigne, elle, s’apprête à s’éteindre, mais Patrick Bobulesco, lui, ne parle ni de renoncement ni de nostalgie paralysante : simplement d’une autre façon de continuer le combat des idées.

Crédits photo : @willy_blaes (Instagram)

Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com

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