L’indivision successorale, élément majeur de dérégulation de la société martiniquaise

Yves-Léopold Monthieux

Dans la seconde moitié du siècle dernier est apparu un phénomène qui a consisté à adopter des normes propres au département tout en ignorant des règles constantes touchant au fondement de la société. En réalité, grâce au nouveau vent de liberté, il s’est déployé petit à petit une permissivité, faussement vénielle, tendant à s’affranchir au quotidien de la règle de droit. En effet, le phénomène d’indivision qui fait l’actualité de l’île et des ravages dans les familles voire au sein de la société, elle-même, tient à une pratique connue dans d’autres domaines : l’ignorance du droit au bénéfice d’un aimable empirisme voire un laisser-aller et même la tentation d’un certain défi à la loi, façon Robin des bois.

Incontestablement, l’indivision successorale figure au premier rang des nœuds gordiens nés de cette douce inclination. La plupart des achats fonciers réalisés par nos ancêtres avaient eu lieu vers l’an 1900 : un peu avant, un peu après. Aujourd’hui, lorsqu’on considère le volume du contentieux, l’étendue des surfaces concernées et le nombre de leurs successeurs, c’est la société entière qui s’en trouve impactée. Dans une atmosphère parfois angoissante, presque tous les Martiniquais pourraient, à un degré ou un autre, prétendre à un héritage, l’espérer, le défendre ou le perdre. Pourtant, échappant de fraîche date au régime esclavagiste, nos aïeux savaient à peine lire et écrire lorsqu’ils ont entrepris avec succès des démarches légales utiles à l’achat de ces propriétés. Comment comprendre dès lors la situation juridique inextricable qui paralyse, depuis, la transmission successorale sinon par la démission des générations suivantes qui ont délaissé l’usage de l’outil juridique. A l’image des conclusions sociologiques faites dans divers domaines, la tentation première serait de lier le phénomène de l’indivision à celui de l’esclavage. C’est facile, ce n’est pas cher et c’est toujours bienvenu dans la population.

Seule une décision législative appropriée, de préférence d’initiative locale, paraît pouvoir régler cette affaire qui pourrait devenir catastrophique. Cette méthode rapide semble avoir eu la préférence de la Guadeloupe pour le règlement de l’Eau. Quasiment au même niveau d’incompétence en la matière avec Gwada, on ne s’attendrait pas à ce que la Martinique prenne le même chemin, sans jeter un caillou sur la route de l’autonomie qu’elle poursuit depuis 50 ans. Or, pour le retour de l’eau au robinet pour tous les Martiniquais, le président Serge Letchimy de retour de Paris vient de déclarer se soumettre à l’expertise d’un missionnaire désigné par le président de la République.

Ainsi donc, l’inclination à s’affranchir du droit s’observe dans d’autres secteurs, notamment en matière de transports en commun. Les taxis collectifs ont succédé de façon empirique aux autobus, dès lors voués au folklore sous le vocable de circonstance taxi kréol. Plus souple (tonbé lévé), moins contraint par les horaires et moins impersonnel en raison de la proximité du conducteur et des passagers, et s’adaptant mieux aux exigences de la clientèle, ce mode de transport a été considéré comme un progrès, à mi-chemin entre le transport en commun et le taxi de place. La profession a évolué à coups de régularisations et de mesures, aucune d’elle n’ayant anticipé la fin d’activité des professionnels. De sorte que pour ces derniers, le problème de la retraite est à une moindre échelle ce qu’est l’indivision pour les transmissions foncières.  On pourrait évoquer d’autres exemples de dérégulation de la vie sociale et économique, inséparables, semble-t-il, du souffle nouveau apporté par le statut départemental. En effet, la seconde moitié du siècle a connu une activité foisonnante et échevelée qui a donné naissance à d’honnêtes artisans, surtout dans le bâtiment, forts de valeurs reçues dans le dur familial. C’était le début de la construction des groupes scolaires, des cités d’habitation à loyer modéré (HLM) et des maisons individuelles en dur du genre “maison SATEC”.

“A prézan travay-là ka koumansé bay, Frédéric ka mô !  Vers la fin des années cinquante, c’était le mot d’une mère de famille nombreuse qui venait de perdre son mari. D’autres se sont aventurés, non sans parfois de belles réussites, bardés de devises bò kay : “débouya pa péché”, “cé là poul pon i ka graté”,” kabrit ki pa malen pa gra”, “tout’ kouyon mò Senpiè”, et bien d’autres maximes savoureux issus du peuple martiniquais, compère Lapin en diable. Il en est résulté le plein essor du travail au noir : taxis marrons ; ateliers de fortune de réparations d’automobiles en rase campagne ou en ville, notamment sur des trottoirs de Terres-Sainville ; constructions de maisons sans permis de construire, dites “folles” lorsqu’elles sont édifiées sur des terrains familiaux, et “sauvages” par suite de “squatting” du domaine public ou du secteur privé. En sont sortis de nombreux quartiers de Fort-de-France comme Trénelle, Texaco ou Volga Plage, dont l’enchevêtrement des cases - leur superposition presque - donnent une image parfaite de l’indivision. Là, pour le coup, une indivision organisée. Est-ce pour cette raison que ces lieux, vus par certains comme des prouesses urbaines, sont régulièrement montrés sur Martinique 1ère pour illustrer des émissions sur le sujet ? Aujourd’hui, dans tous ces secteurs, un besoin d’ordre et de clarté s’impose, le besoin donc, pour la transmission du patrimoine, d’anticiper les décès et leurs conséquences, pas de subir ceux-ci.

En définitive, le problème de l’indivision s’inscrit dans un ensemble de déviances généreusement tolérées par une société martiniquaise insouciante, d’où une certaine complaisance parfois surprenante pour ceux qui dépassent franchement les limites. Comme c’est souvent le cas dans d’autres domaines, on voudrait expliquer ce phénomène sociologique par des résurgences esclavagistes ou par le choc des cultures : celle de l’oralité qui nous viendrait d’Afrique contre celle de l’écrit qui régit nos textes de loi. Celle de l’émotion en quelque sorte ou la superstition, plutôt que de la raison. Ne dit-on pas dans les campagnes que les terres d’héritage portent en elles la malédiction des défunts ? C’est un peu un raisonnement proche qu’a tenu notre président pour bouder sa participation à une récente exposition sur une ancienne habitation du François. Bref, comme pour les règles de la tectonique, les plaques s’entrechoquent avec plus ou moins de fracas dans une société qui, en même temps, se veut ouverte à la résilience. Paradoxe.

Fort-de-France, le 15 avril 2024

Yves-Léopold MONTHEUX

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