De plus en plus de locuteurs haïtiens s’intéressent à leur langue maternelle, le kreyòl1. Certains font des efforts pour écrire leurs textes selon l’orthographe officielle qui existe, rappelons-le, depuis 1980. Ces locuteurs savent que, même si le kreyòl est leur première langue (L1) et qu’ils le parlent couramment, il leur est nécessaire d’apprendre à l’écrire; d’autres prennent l’habitude d’écrire spontanément en kreyòl dans leurs échanges avec des amis, se donnant ainsi les moyens de maitriser rapidement l’écriture de leur langue maternelle; d’autres encore se mettent à la pratique de la lecture créole; certains se constituent en créolistes amateurs. Il y a parfois de bons amateurs: le livre de Jules Faine, Philologie créole: études historiques et étymologiques sur la langue créole d’Haïti (1937) révèle un brillant amateur bien qu’à l’époque les linguistes n’étaient pas aussi impliqués dans les recherches sur les langues créoles.
Cependant, il y a un autre groupe de locuteurs haïtiens qui ne font absolument aucun effort pour apprendre cette orthographe officielle. Cela fait de la peine de les voir écrire la langue créole comme l’écrivaient les colons français de Saint-Domingue au milieu du 18ème siècle, ou comme les Haïtiens du milieu du 19ème siècle ou du début du 20ème, c’est-à-dire une orthographe hautement irrégulière, incohérente, et désordonnée. Ils multiplient les lettres «c», «q», «x», qui n’existent pas dans l’orthographe officielle, ou le digraphe «in» pour rendre le son nasal [ĕ]; par exemple, ils écrivent «zin» ou «min» au lieu de «zen» et «men». Ce qui est dramatique, c’est quand il y en a qui en font une affaire personnelle, --mais là, c’est un cas pathologique-- se glorifiant d’écrire la langue du pays comme ils le veulent, alors qu’il s’agit de l’exigence normative de l’écriture d’une langue nationale. Heureusement qu’il n’existe qu’un tout petit groupe de ces locuteurs et qu’ils sont condamnés à échouer piteusement dans leur tentative de revenir à l’orthographe irrégulière, incohérente, et désordonnée d’avant la période de la systématisation de l’orthographe du créole haïtien qui a commencé à partir de la deuxième moitié du vingtième siècle, mais la limitation de leur nombre ne justifie pas qu’on doive tolérer ces contrevenants.
De plus, ce ne sont pas les questions d’orthographe qui apportent la preuve que la langue créole haïtienne a franchi un pas décisif dans son évolution vers un statut social plus conforme à sa situation de marqueur identitaire national et est devenue «une langue». L’orthographe, on le sait, n’est pas la langue.
De toute façon, il est nécessaire que mes compatriotes comprennent ceci: Il est temps que certaines personnes cessent de dire n’importe quoi quand il s’agit de réfléchir sur la langue créole. Aucune personne sensée n’adoptera une telle position s’il s’agit des sciences biologiques, ou physiques ou chimiques. Pourquoi le fait-on quand il est question des langues créoles ou de la langue kreyòl haïtienne? Nous devons bien nous mettre en tête qu’il existe une discipline scientifique appelée linguistique qui est enseignée à l’université et qui est définie comme la science du langage et des langues. C’est avec les méthodes et les principes de cette science que toutes les langues modernes et contemporaines sont étudiées. Il faut qu’il en soit de même pour le kreyòl puisque le kreyòl est une langue naturelle (humaine) comme toutes les autres. Pour un certain nombre de mes compatriotes, tous les Haïtiens peuvent donner leur avis ou écrire sur le kreyòl, quel que soit le point de la grammaire sur lequel on se penche. C’est leur langue et ils ont le droit de donner leur opinion. La langue n’appartient à personne en particulier. C’est une propriété collective. Il faut reconnaitre que sur ce point précis ils n’ont pas tout à fait tort. Déjà au début du siècle dernier, le célèbre linguiste suisse Ferdinand de Saussure (1972: 30) [1916] avait déclaré à propos de la langue:
«C’est un trésor déposé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une même communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d’un ensemble d’individus, car la langue n’est complète dans aucun, elle n’existe parfaitement que dans la masse.»
C’est encore Ferdinand de Saussure (1972: 21) [1916] qui a écrit ceci:
«…dans la vie des individus et des sociétés, le langage est un facteur plus important qu’aucun autre. Il serait inadmissible que son étude restât l’affaire de quelques spécialistes; en fait, tout le monde s’en occupe peu ou prou; mais—conséquence paradoxale de l’intérêt qui s’y attache—il n’y a pas de domaine où aient germé plus d’idées absurdes, de préjugés, de mirages, de fictions. Au point de vue psychologique, ces erreurs ne sont pas négligeables; mais la tâche du linguiste est avant tout de les dénoncer, et de les dissiper aussi complètement que possible.»
Cependant, il y a des limites à cette propriété collective dont nous parlions plus haut. S’il est vrai que le kreyòl appartient à tout locuteur haïtien, ce ne sont pas tous les locuteurs haïtiens qui sont qualifiés pour expliquer tel ou tel fait de langue, ou produire une cohérente et systématique description du kreyòl, ou présenter une construction théorique de la langue. Seul un/une linguiste est qualifié(e) pour donner de telles explications. La réflexion scientifique sur le kreyòl ou sur le français ou l’anglais est strictement l’apanage du linguiste car c’est lui qui est l’expert sur les questions de langue. Parler une langue ne fait pas d’un locuteur un expert de cette langue, tout comme parler le kreyòl ne rend pas le locuteur haïtien apte à réfléchir scientifiquement sur cette langue.
Les scientifiques partagent certaines croyances et attitudes fondamentales par rapport à ce qu’ils font et comment ils voient ce qu’ils font, la nature du monde et ce qui peut être appris sur ce monde. La science présume que les choses et les événements dans l’univers apparaissent selon des modèles consistants, compréhensibles à travers une étude attentive et systématique. …La science présuppose aussi que l’univers constitue, ainsi que son nom l’implique, un vaste et unique système dans lequel les règles de base restent les mêmes partout. La connaissance acquise en étudiant une partie de l’univers est applicable à d’autres parties… (Rutherford & Ahlgren 1990: 3-4).
Évidemment, la réflexion scientifique sur les langues et sur la langue kreyòl passe obligatoirement par la linguistique. La science constitue un processus de production de connaissance. Ce processus s’appuie d’abord sur des observations attentives de phénomènes naturels, puis sur la construction de théories qui viendront apporter du sens à ces observations le plus souvent disparates. Quelle que soit la discipline, l’investigation scientifique suit les mêmes principes fondamentaux basés sur ce qui est connu comme la méthode scientifique, c’est-à-dire poser une ou des questions, faire des recherches de terrain, construire une hypothèse, tester cette hypothèse par des expériences, analyser les données recueillies et émettre une conclusion. Cette conclusion, à son tour, doit être vérifiée avec de nouvelles données et, si besoin est, modifiée pour tenir compte de ces nouvelles données.
Comme la physique ou les sciences biologiques, la linguistique s’occupe d’abord d’observer et de classifier des phénomènes naturels. Pour le linguiste, ces phénomènes sont constitués par les sons de la parole, par les mots, les langues, et les différentes façons par lesquelles les locuteurs utilisent la langue en société.
Puis, comme tous les scientifiques le font, les linguistes bâtissent des hypothèses concernant la structure de la langue ou des langues et soumettent ces hypothèses à des tests, des expériences propres à la langue. Ils arrivent ainsi à fournir des explications aux nombreux phénomènes linguistiques observés. Les linguistes utilisent aussi un vocabulaire spécialisé—comme tous les scientifiques le font pour leur discipline---qui n’est pas à la portée des non-spécialistes. Des termes tels que paire minimale, phonème, morphème, allomorphe, allophone, signifiant, signifié, phonologie, grammaire générative, grammaire universelle (GU), permutation, récursivité, théorie X-barre, structure de surface, structure profonde, neutralisation, analyse en constituants immédiats, rapports paradigmatiques, rapports syntagmatiques, syntagme, liage, spécificateur… font partie d’un immense vocabulaire technique difficile à comprendre si on n’a pas reçu de formation en linguistique. D’autres termes d’usage commun peuvent aussi acquérir une signification spécialisée qui n’a pas grand-chose à voir avec leur sens courant. C’est le cas de termes tels que: compétence, performance, signification, système, mouvement, ambiguïté, argument, gouvernement…
Au cours des dernières décennies, de nouvelles disciplines (sciences cognitives, neurosciences…) se sont approprié certains domaines de la linguistique et ont permis une connaissance encore plus approfondie du langage mais cela n’a pas empêché la linguistique de garder une place fondamentale dans l’étude des langues naturelles.
Il n’existe pas UNE langue créole. Il existe DES langues créoles. Ces langues sont parlées principalement dans des groupes d’iles situées dans la Caraïbe et dans l’Océan Indien. Cependant, on en trouve aussi dans certaines régions d’Afrique et même d’Asie. Mais, c’est surtout en référence aux langues utilisées dans la Caraïbe et dans l’Océan Indien que les linguistes parlent de «créoles». En effet, ces langues sont considérées comme les créoles classiques car ce sont elles qui ont laissé leurs noms à tout un nouveau groupe de variétés linguistiques Historiquement, ces langues ont émergé durant les dix-septième et dix-huitième siècles à la suite de l’expansion coloniale européenne et de la traite esclavagiste. Les linguistes identifient les langues créoles classiques en se référant à la langue lexificatrice qui est toujours une langue européenne (français, anglais, hollandais, espagnol/portugais). Par exemple, les linguistes considèrent la langue créole en usage à la Jamaïque comme un créole à base anglaise2 tandis qu’en Haïti le créole utilisé (kreyòl) est un créole à base française. Les créoles ne sont pas mutuellement intelligibles même dans les cas où ils partagent la même langue européenne comme langue lexificatrice. Par exemple, le créole haïtien et le créole réunionnais sont tous deux des créoles à base française mais l’intercompréhension entre locuteurs haïtiens et locuteurs réunionnais est loin d’être évidente.
La linguiste française Marie-Christine Hazaël-Massieux (2011) définit les «créoles à base française» comme des «langues dont la formation aux XVII-XVIII ème siècles s’enracine dans le français mais aussi dans d’autres langues, les langues des esclaves. Nées dans les contacts linguistiques, pendant les colonisations européennes, ces langues résultent donc d’interprétations et de réanalyses effectuées dans le cadre de communications essentiellement orales, en dehors de toute pression normative.» Les principales langues créoles à base française sont dans la Caraïbe: le créole haïtien, le créole martiniquais, le créole guadeloupéen, le créole st. Lucien, le créole dominiquais (de la Dominique), le créole guyanais…; dans l’Océan Indien, le créole mauricien, le créole réunionnais, le créole seychellois…
La créolistique est une discipline universitaire qui utilise la linguistique pour étudier les langues créoles. Parmi les questions que se posent les linguistes créolistes, on peut souligner les suivantes: Qu’est-ce qu’une langue créole? Quand ces langues sont-elles apparues? Dans quelles conditions? Où sont-elles apparues? Quelle a été leur genèse? Quelle est l’importance des études créoles et quelles relations entretiennent-elles avec la linguistique?3 Une langue créole est à l’origine une langue de contact. On appelle langue de contact toute langue utilisée systématiquement dans des contacts entre locuteurs dont les langues premières (L1) sont différentes (Matthews 1997). Il convient de rappeler ici l’importance des recherches de deux linguistes spécialisés en créolistique, Michel DeGraff du MIT et Salikoko Mufwene de l’Université de Chicago qui ont montré que les langues créoles ne sont pas des langues à part et sont loin d’être des langues «exceptionnelles». DeGraff en particulier, dans un article célèbre, «Linguists’ most dangerous myth: The fallacy of Creole Exceptionalism» paru dans la revue (Language in Society, 34, 533-591) introduit et définit l’Exceptionnalisme créole (Creole Exceptionalism) comme «a set of beliefs, widespread among both linguists and nonlinguists, that Creole languages form an exceptional class on phylogenetic and/or typological grounds. It also has nonlinguists (e.g. sociological) implications, such as the claim that Creole languages are a «handicap» for their speakers, which has undermined the role that Creoles should play in the education and socioeconomic development of monolingual Creolophones.» Tout au long de l’histoire humaine, il y a eu des situations de contact qui ont généré des rapprochements entre locuteurs de langues différentes. De plus, les langues créoles ont dépassé le stade de langues de contact pour devenir des systèmes linguistiques autonomes et institutionnalisés. Le créole haïtien par exemple possède des sources africaines et françaises mais il fonctionne comme un «système, c’est-à-dire un ensemble homogène d’éléments, dont chacun est déterminé, négativement ou différentiellement, par l’ensemble des rapports qu’il entretient avec les autres éléments.»
Le domaine propre de la linguistique comprend généralement les cinq disciplines suivantes: la phonologie, la morphologie, la syntaxe, la sémantique et la pragmatique qui est en fait une discipline récemment fondée. Elles représentent le cœur de la linguistique et fournissent l’ensemble du savoir que les locuteurs ont de la langue. C’est grâce à ce savoir que les sujets parlants sont capables d’énoncer des jugements sur la grammaticalité ou l’agrammaticalité4 des phrases que nous entendons, sur leur ambiguïté, leur interprétabilité, etc.
Il est important de tracer une distinction claire entre la phonologie et la phonétique. Alors que cette dernière s’occupe des sons de la langue parlée et étudie leur production, leur classification, leur combinaison, leur interaction et leur perception, la phonologie étudie les sons de la parole à un niveau plus abstrait. Faire de la phonologie, c’est étudier le système et les structures dans lesquels entrent les sons de la parole. Toute langue possède son propre système phonologique. Le système phonologique du kreyòl diffère de celui du français. Décrire un système phonologique, c’est mettre en lumière, par commutation, les oppositions pertinentes dans cette langue. Ces oppositions sont réalisées par des unités phonologiques abstraites appelées phonèmes, conventionnellement notés entre deux barres obliques: // alors que les sons sont représentés entre crochets: [ ].
Il existe des variations de prononciation dans toutes les langues humaines connues mais elles sont le plus souvent ignorées des locuteurs lorsqu’elles ne gênent pas la communication. Par exemple, un Français ou un francophone qui entend le mot billet prononcé avec un «é» [bije] et qui plus tard entendrait le même mot prononcé cette fois avec un «è» [bijɛ] ne devrait pas réagir négativement car la communication ne serait pas perturbée.
De même, pour un locuteur haïtien qui entend les deux phrases suivantes: li tonbe sou jenou li et li tonbe sou jinou li, il ne devrait pas y avoir de risque d’incompréhension car jinou et jenou sont des variantes d’un même mot.
Même chose pour le locuteur haïtien créolophone qui entend les deux phrases suivantes: yo genyen lajan et yo ganyen lajan puisque genyen et ganyen sont des variantes d’un même mot.
En revanche, pour ce même locuteur haïtien qui entend d’abord la phrase li gen bèt, puis cette autre phrase li gen tèt, la différence saute aux yeux. Le remplacement de la consonne /b/ par la consonne /t/ produit tout de suite une différence de sens.
C’est grâce à des analyses de ce genre que le linguiste arrive à mettre en lumière des traits qui sont dotés d’une fonction distinctive et permettent de comprendre le sens du message. Nous sommes alors dans le domaine de la phonologie qui est «l’étude des unités linguistiques abstraites à valeur signifiante, du système assurant la communication linguistique propre à un groupe d’individus.»
Il existe une différence capitale entre son et lettre. Le son est un phénomène physique. C’est la réalité première de la langue. La lettre relève de l’écrit qui n’est qu’une représentation conventionnelle du son. En fait, un grand nombre de langues aujourd’hui ne sont pas encore écrites. Mais, cela ne les empêche pas d’être considérées comme des langues à part entière par les linguistes. Vers la fin du dix-neuvième siècle, afin de symboliser les sons du langage, des phonéticiens ont inventé à partir de l’alphabet latin, des signes graphiques qui représentent l’alphabet phonétique.
Dans l’alphabet phonétique, chaque signe ou symbole représente un seul son et réciproquement. L’alphabet phonétique le plus connu de nos jours est l’alphabet phonétique international (API) qui est devenu l’incontournable outil de présentation des données des langues étrangères.
Il est donc extrêmement important que tout étudiant en linguistique se familiarise avec les symboles de l’API et soit capable de les lire couramment. Précisons aussi que les symboles de l’API sont différents des symboles utilisés dans les systèmes orthographiques traditionnels de la plupart des langues. Par exemple, le système orthographique standard et officiel du créole haïtien en vigueur depuis janvier 1980 comporte des différences par rapport aux symboles de l’API. Ainsi, le symbole /ɛ/ en API est noté «è» dans le système orthographique standard et officiel, comme dans les mots lanmè, («mer»), pèsi («persil»), lanvè5(«inverse, revers»), boulvès («problèmes»), ou bèbè («muet»). Ou encore, le symbole /ɔ/ en API est noté «ò» dans le système orthographique standard et officiel, comme dans les mots koridò («corridor»), bòpè («beau-père»), lò («or»), jefò («effort»), gòj («gorge»)…
C’est à cause des irrégularités énormes qui se trouvent dans certaines transcriptions graphiques que les phonéticiens ont mis en place ce système. En effet, dans les transcriptions graphiques de nombreuses langues, il arrive souvent que le même son soit rendu par plusieurs graphies différentes. Par exemple, en français, le son [o] peut être rendu par les graphies ot comme dans mot, ou eau, ou aud, comme dans badaud, ou aux, ou tout simplement la lettre o; inversement, toujours en français, une graphie peut comporter différentes réalisations phonétiques: par exemple, les graphies anc, dans le mot «blanc», an, dans le mot «mangue», ans, dans le mot «danse», em, dans le mot «embarras», ang, dans le mot «rang», en, dans le mot «enfin» servent toutes à rendre la voyelle nasale du son [ã].
Pour éviter ces irrégularités, les chercheurs qui ont créé l’orthographe officielle créole se sont démarqués systématiquement de l’orthographe française. A la différence de l’orthographe française plus ou moins étymologique, l’orthographe officielle créole est une orthographe phonologique dans laquelle il y a une correspondance terme à terme (c’est-à-dire biunivoque)6 entre le son et la lettre.
Par exemple, le son [k] s’écrit toujours avec la lettre «k». Il n’est jamais rendu par la lettre «c» ou la lettre «q», comme c’est le cas en français. Le nom de la langue parlée par tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti sera donc écrit «kreyòl».
La morphologie est cette branche de la linguistique qui s’occupe de la structure interne du mot et de ses parties signifiantes. Le mot n’est pas l’unité linguistique minimale dotée à la fois d’une forme et d’un sens. C’est le morphème qui joue ce rôle dans la description grammaticale d’une langue. Il est défini par les linguistes comme la plus petite unité linguistique qui possède une forme et un sens. On ne peut pas le diviser en unités plus petites dotées des mêmes propriétés. Prenons le mot lexical kreyòl: jouk qui signifie, entre autres, «poste» (français), dans l’expression «monte (pran) jouk». On peut y ajouter: «e» qui le transforme en «jouke» («se percher, se jucher pour dormir, en parlant d’un coq») «Kòk la jouke sou branch bwa ki pi wo a» (Valdman et al. 2007) (Le coq s’est juché sur la plus haute branche de l’arbre) [ma traduction]. On peut encore faire précéder le mot «jouk» de: «de». Au final, on parvient à obtenir: de-jouk-e, signifiant: quitter son perchoir (en parlant du coq). Kou l jou poul yo dejouke (Valdman et al. 2007: 147). (A la levée du jour, les poules quittent leur perchoir) [ma traduction].
Nous sommes ici en présence de trois morphèmes. Chacun des segments que nous venons de faire ressortir est porteur d’un sens. On peut donc diviser les morphèmes en deux classes bien distinctes: a) les morphèmes lexicaux, comme jouk: ils sont très répandus dans la langue et forment une liste ouverte; b) les morphèmes grammaticaux, comme de, e. Ils ne sont pas très répandus dans la langue et forment une liste fermée. Dans cet exemple, ils constituent des morphèmes liés (préfixes et suffixes), c’est-à-dire qu’ils ne peuvent apparaitre qu’en compagnie d’un morphème autonome lexical.
A l’écrit, les frontières d’un mot sont habituellement délimitées par des espaces blancs. A l’oral, c’est beaucoup plus compliqué mais on peut faire intervenir une légère pause.
La notion de morphème est moins vague et beaucoup plus efficace que celle du mot dans l’analyse linguistique.
Comme en français, mais aussi comme en anglais, la structure interne du mot résulte généralement de deux procédés de formation différents: l’affixation (flexion et dérivation) et la composition.
Le procédé de formation de mots connu sous le nom d’affixation réunit une racine ou base, c’est-à-dire un morphème lexical, et des affixes, c’est-à-dire des préfixes ou suffixes. Dans le verbe créole deklete, (ouvrir avec une clé), la racine kle est précédée du préfixe -de et suivie du suffixe –e. Il y a composition quand deux unités qu’on peut retrouver dans d’autres contextes à l’état libre sont juxtaposées.
Les affixes sont toujours joints à une racine. Ce sont des morphèmes grammaticaux qui ne sont pas autonomes. Ils peuvent être préposés ou postposés à une racine Les affixes qui précèdent la racine sont appelés préfixes, ceux qui lui sont postposés sont appelés suffixes.
Quant à la composition, c’est un procédé de création de mots par réunion de plusieurs mots autonomes. Voici quelques exemples de mots composés en kreyòl:
Kòk graje: sorte de sucrerie courante en Haïti faite à partir de noix de coco râpée
Grenn vant: ami intime à qui l’on fait confiance
Grenn senk: brebis galeuse
Grenn kraze: brute
Pen mayi: céréale
Mare min: froncer les sourcils
Kouto operasyon: scalpel
Dans la grammaire traditionnelle, la syntaxe désigne la partie de la grammaire qui s’intéresse aux combinaisons des mots dans la phrase. Elle étudie par exemple comment les mots peuvent être organisés en phrases et comment ces phrases peuvent être comprises. Pour la majorité des scolarisés haïtiens qui ont étudié la grammaire traditionnelle soit en français, soit en anglais et qui de ce fait ne connaissent que la syntaxe traditionnelle, la syntaxe se réfère le plus souvent à des phénomènes tels que certaines constructions où tel verbe se construit avec un complément direct, tel autre avec un complément indirect, ou encore la place du verbe dans la phrase, l’ordre des mots, les fonctions des mots, la structure et les types de phrases (interrogatives, déclaratives), de propositions (relatives),… La linguistique moderne et contemporaine a abandonné presque complètement une telle approche. La syntaxe occupe maintenant une place fondamentale dans l’étude de la langue. C’est le «cœur» de la langue. Dans le cadre de la grammaire générative, le linguiste américain Noam Chomsky lui donne une importance de premier ordre dans l’approche formelle du langage. Pour lui, la syntaxe est l’ensemble des principes qui déterminent l’interprétation des phrases. Dans le livre qui marque le véritable tournant de la linguistique, Syntactic Structures (1966: 13), Chomsky écrit ceci: The fundamental aim in the linguistic analysis of a language L is to separate the grammatical sequences which are the sentences of L from the ungrammatical sequences which are not sentences of L and to study the structure of the grammatical sequences. The grammar of L will thus be a device that generates all of the grammatical sequences of L and none of the ungrammatical ones. (Le but fondamental de l’analyse linguistique d’une langue L est de séparer les séquences grammaticales qui sont des phrases de L des séquences non grammaticales qui ne sont pas des phrases de L et d’étudier la structure des séquences grammaticales. La grammaire de L sera donc un dispositif qui engendre toutes les phrases grammaticales de L et aucune des phrases non grammaticales.) [ma traduction]
L’un des principes fondamentaux qui régissent la syntaxe est celui de la distinction entre phrases grammaticales et phrases agrammaticales. Selon Chomsky, l’objectif premier de la théorie linguistique est de décrire la faculté de langage, c’est-à-dire la capacité des sujets parlants à distinguer les phrases grammaticales des phrases agrammaticales. C’est ce qu’il identifie comme la «compétence grammaticale» des sujets parlants. Les linguistes appellent «phrase agrammaticale» une phrase qui ne se conforme pas aux règles ou aux principes de la grammaire de la langue qui est étudiée. Quand elle est citée, on la fait précéder d’un astérisque. En revanche, une «phrase grammaticale» désigne une phrase qui est conforme aux règles et aux principes de la langue en question. Rappelons le fameux exemple donné par Chomsky (1966: 15): Colorless green ideas sleep furiously est une phrase tout à fait grammaticale car elle est formée selon les règles et les principes de la langue anglaise. En revanche, la phrase suivante citée par Chomsky (1966: 15) est agrammaticale: *Furiously sleep ideas green colorless. Cependant, le fait que la première phrase est grammaticale ne signifie pas qu’elle soit acceptable car pour un locuteur anglophone, elle est asémantique. De plus, la grammaticalité d’une phrase n’a rien à voir avec sa «correction» telle qu’on entend ce mot dans les grammaires scolaires.
La phrase créole suivante est grammaticale (tout locuteur haïtien peut reconnaitre qu’elle est formée selon les règles de la syntaxe créole) mais elle est asémantique (elle ne véhicule pas de sens): Senserite chen an vide akasan lan rigòl la.
Ce qu’on appelle analyse en constituants immédiats est une procédure de découverte syntaxique qui «permet de dégager le réseau de relations qu’entretiennent les mots ou groupes de mots au sein de la phrase, confirmant ainsi l’intuition selon laquelle les phrases de la langue répondent à une structure qu’on ne saurait ramener au simple enchainement linéaire que nous livrent leurs réalisations sonore ou graphique» (Arrivé et al.1986: 181).
Que ce soit en français, en anglais ou en kreyòl, la phrase est la plus grande unité d’organisation grammaticale. Elle a sous sa dépendance de nombreux constituants formés par des couches successives jouant chacune leur rôle. Les constituants immédiats d’une phrase sont composés d’un groupe de mots qui forment une unité connue sous le nom de syntagmes. Ce qui caractérise ce groupe de mots, c’est qu’il fonctionne dans la phrase comme un mot individuel. De ce fait, il peut être remplacé par un mot unique. Il existe plusieurs types de syntagmes.
Soit la phrase créole suivante:
(1) Chat la kache dèyè frijidè a (Le chat s’est caché derrière le frigo)
Elle est composée du syntagme nominal Chat la qui lui-même est formé du nom chat, jouant le rôle de tête suivi par le déterminant défini la. Donc, le syntagme nominal est formé de deux éléments. Le premier élément est représenté par le nom chat que nous notons N. Le deuxième élément est un déterminant que nous notons Dét. Ce qui nous donne:
SN
N Dét.
Il arrive souvent qu’un élément additionnel ou des éléments additionnels suivent le nom. Cet élément additionnel est appelé un modificateur (Mod.) du nom. Voyons ces deux exemples:
a. Nèg ak chemiz wouj la/lan
b. Yon jandam mechan
SN SN
N Mod. Dét. N SA
On remarquera que dans l’exemple (b), c’est-à-dire yon jandam mechan, on est en présence d’un déterminant indéfini (yon), pas d’un déterminant défini. C’est ce qui explique qu’il est antéposé au nom jandam.
Un syntagme nominal peut avoir plusieurs formes: Monik (Monique), matant mwen (ma tante), machin lan (la voiture), li (il/elle), yon tanpèt nèj (une tempête de neige).
Machin lan derape (la voiture démarre) SV
V
On peut trouver aussi ses compléments. Parfois, ces compléments sont constitués par des compléments d’objet direct, comme c’est le cas dans cette phrase:
Monik achte yon machin SV
V SN
Parfois, ces compléments sont constitués par des compléments d’objet indirect, comme dans cette phrase:
Yo monte sou mòn lan SV
V SP
Le syntagme prépositionnel (SP). C’est un syntagme qui comporte une préposition et son complément qui est lui-même un syntagme nominal. Dans la phrase (1), la préposition est représentée par dèyè qui gouverne le syntagme nominal frijidè a.
Madanm li jalou (Sa femme est jalouse).
Etidyan yo entèlijan (Les étudiants sont intelligents).
Il peut arriver que le verbe copule se manifeste, comme dans cette phrase:
Politisyen se mantè (Les politiciens sont des menteurs).
Retournons à la phrase (1): Chat la kache dèyè frijidè a. Une analyse en constituants immédiats permet d’identifier un syntagme nominal (chat la) et un syntagme verbal (kache dèyè frijidè a). En nous référant au principe de distribution,7 nous pouvons reconnaitre que chat la fait partie d’une classe distributionnelle qui accepte toutes les expressions ou les catégories de mots qui peuvent figurer dans son environnement et qui peuvent occuper la même position syntaxique (préverbale) et la même fonction grammaticale (sujet).
Les deux syntagmes qui composent la phrase Chat la kache dèyè frijidè a ont pour constituants immédiats: chat (N) et la ((Dét.); c’est un syntagme nominal. Les constituants immédiats du syntagme verbal sont le verbe kache et le syntagme prépositionnel dèyè frijidè a dont les constituants immédiats sont la préposition dèyè et le syntagme nominal frijidè a.
La plupart des linguistes représentent l’analyse de la phrase en constituants immédiats sous formes de structures arborescentes ou arbres. La phrase constitue la plus grande unité grammaticale, c’est une unité de rang supérieur, le morphème constitue la plus petite unité grammaticale, c’est une unité de rang inférieur, la phrase est constituée de propositions, la proposition est formée de syntagmes, le syntagme est lui-même formé de syntagmes (avec la possibilité de récursion) et éventuellement de mot(s), et le mot de morphème(s).
Avec la grammaire générative de Noam Chomsky, l’étude de la syntaxe s’est développée considérablement pour devenir la principale théorie de la structure de la langue. De nos jours, la théorie générative représente la théorie dominante dans la linguistique et elle exerce une influence très importante. On a parlé à juste titre de «révolution chomskyenne».
Selon le linguiste Peter W. Culicover (1997: 3-4), «une perspective fondamentale introduite par la grammaire générative est la reconnaissance que la forme et le contenu de la théorie linguistique sont intimement liés au phénomène de l’acquisition du langage. Comment acquerrons-nous le savoir qui nous permet de lier les sons de la parole aux sens d’un message, c’est-à-dire d’exprimer les pensées et d’interpréter ce qui est exprimé par les autres? D’où viennent les représentations de la phonologie, de la syntaxe, et de la sémantique? Comment savons-nous de quelle façon les différentes représentations sont reliées les unes aux autres? Est-il possible que la connaissance du langage soit inscrite en nous en tant qu’êtres humains, de sorte que ces représentations soient présentes à la naissance ou se développent avec le temps sans une expérience particulière? Ou alors est-ce que nous les acquerrons dans leurs détails complexes grâce aux mécanismes généraux d’apprentissage?»
Dans le cas des sujets parlants haïtiens, il est permis de faire l’hypothèse que la connaissance du langage (pas de la langue) sous forme abstraite est présente chez eux dès la naissance, comme d’ailleurs chez tous les êtres humains, et que c’est grâce à cette connaissance abstraite qu’ils ont pu acquérir aussi rapidement la langue de leur environnement social, le kreyòl. Il est bien connu en effet que tous les enfants haïtiens qui sont nés et ont grandi en Haïti parlent couramment kreyòl dès l’âge de 3 ou 4 ans.
Ce qui est certain, c’est que toutes les langues humaines connues ont une syntaxe. Cela veut dire qu’elles ont toutes leur façon bien à elles d’organiser leurs mots. Par exemple, le latin possède un ordre de mots marqué par la flexibilité. Nous pouvons dire sans changer le sens de la phrase:
Femina puellam spectat ou:
Femina spectat puellam ou:
Puellam spectat femina ou:
Spectat puellam femina
Ces quatre phrases auront toujours le même sens: «La femme regarde la fille» (Madanm lan gade ti fi a), (The woman looks at the girl). En revanche, une telle opération ne peut être entreprise sur la phrase française ou sur la phrase créole ou sur la phrase anglaise car ces trois langues possèdent un ordre de mots qui est relativement fixe, leur syntaxe s’appuie entre autres sur la position des mots dans la phrase.
Dans la mesure où la grammaire générative est passée depuis la fin des années 1950 à nos jours par une série d’évolutions et de restructurations, nous ne pouvons pas, dans le cadre de cette très brève initiation à la science linguistique, exposer dans les détails cette grande entreprise scientifique. Nous nous contenterons d’indiquer à la fin de cet article, dans la rubrique intitulée «Pour aller plus loin» quelques éléments bibliographiques qui aideront à comprendre la théorie générative.
Les linguistes définissent la sémantique comme l’étude scientifique de la signification, plus particulièrement la signification exprimée par les langues naturelles, la sémantique linguistique. D’après Roberge (2000), la signification est le processus qui associe un phénomène (un objet, un être, une notion, un événement) à un signe susceptible de l’évoquer. Depuis Saussure, nous savons que le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. Ce concept, c’est le signifié, alors que l’image acoustique (ou graphique, pour la forme écrite), c’est le signifiant. Il faut prendre soin de distinguer les signes naturels des signes artificiels. Les signes naturels se réfèrent à des relations qui existent dans la nature alors que les signes artificiels représentent des fabrications humaines. Parmi les signes artificiels, on relève les images et les symboles. Si les images sont utilisées pour représenter le monde, et tentent de reproduire la réalité, nous utilisons les symboles pour tenter de communiquer avec ceux qui nous entourent. Les symboles sont des signes conventionnels. Cela veut dire que «leur sens résulte toujours d’un accord entre ceux qui l’emploient.» Il n’y a aucune relation naturelle entre le mot créole mango et cet élément de la réalité haïtienne. Il n’y a aucune ressemblance entre le son de ce mot et l’apparence ou le goût de ce fruit. On aurait pu l’appeler par n’importe quel autre nom, mais les locuteurs haïtiens créolophones s’accordent pour le dénommer «mango». Ce sont donc des symboles arbitraires. Il est entendu que les symboles arbitraires sont absolument conventionnels. Cela veut dire qu’il n’existe pas d’association naturelle entre signifiant et signifié. Les langues naturelles relèvent de symboles arbitraires, bien qu’on trouve à l’intérieur de ces langues quelques symboles motivés, comme les onomatopées, définies comme des mots qui imitent des bruits et qui apparaissent dans pratiquement toutes les langues humaines connues. Quand on dit que le signe linguistique est arbitraire, cela veut dire que tel signe, et non tel autre, désigne tel segment particulier de la réalité, sans pour autant qu’il y ait une relation naturelle entre le signifiant et le signifié. La suite de sons qui constituent un mot ne comporte pas de lien naturel, nécessaire, logique avec la chose nommée dans le monde réel.
Signalons toutefois la remarque du linguiste français Émile Benveniste qui précise que s’il est vrai que, selon Saussure, le signifiant et le signifié sont inséparables comme les deux faces d’une feuille de papier, le lien qui les lie alors ne saurait être arbitraire. Il est au contraire nécessaire, inévitable. L’arbitraire du signe linguistique est l’une des caractéristiques des langues humaines.
Dans le langage ordinaire, la plupart des gens ne font pas de différence entre sens et signification. En sémantique linguistique cependant, sens et signification recouvrent deux concepts différents. Si le sens constitue l’un des éléments de la signification, cette dernière a la particularité d’associer deux images mentales, le signifiant et le signifié. Le sens d’un signe constitue son signifié. Il consiste en un groupe de traits conceptuels qui forment le signifié d’un signe. Par exemple, le sens du mot créole marengwen (moustique) possède les traits conceptuels suivants:
La sémantique linguistique est l’étude de la signification, plus précisément la signification qui est exprimée par le vocabulaire et la grammaire des langues naturelles. Son objet est d’étudier le contenu des signes linguistiques, c’est-à-dire les formes, et les combinaisons de signes, c’est-à-dire les syntagmes, les propositions, les phrases et les textes, qui peuvent être produits ou qui apparaissent effectivement dans les langues naturelles. Selon Wittgenstein, «le sens d’un mot est son usage dans la langue»; «le sens d’un mot est déterminé par les règles qui régissent son fonctionnement dans la langue».
Depuis Jakobson, nous savons que le langage est doté d’une «fonction métalinguistique», c’est-à-dire qu’il est aussi utilisé pour parler, en plus du monde, du langage lui-même. C’est la fonction réflexive de la langue. L’utilisation de la langue pour parler de la langue s’appelle l’emploi métalinguistique. Seul le langage possède cette propriété parmi les systèmes signifiants.
Dans les langues humaines connues, on distingue généralement deux types de mots: les mots lexicaux et les mots grammaticaux. Les mots lexicaux nous donnent une image du monde. Les mots grammaticaux nous permettent de parler de la langue. Le mot prepozisyon, par exemple, est utilisé en kreyòl pour parler de mots comme nan, devan, dèyè, anba, anlè,… A cause de leur contenu, ils font l’objet de la grammaire. Mais un mot tel que tren est un mot lexical qui nous donne une image du monde, du lexique.
Le langage parle tantôt du monde ou des choses, tantôt du langage. Rappelez-vous le titre du célèbre essai de Michel Foucault Les mots et les choses. L’univers référentiel se rapporte au monde et aux choses (êtres, états des choses, événements, phénomènes de la nature, etc.), ensembles différents du langage mais qui en réalité coexistent avec le langage puisqu’il n’existe pas de monde sans langage, comme on le sait. Le linguiste se trouve toujours dans une situation spéciale: parlant du langage, il est obligé de se servir du langage, ce qui n’est pas le cas des autres spécialistes des autres systèmes signifiants. Autrement dit, l’objet signifié sert d’outil signifiant.
Toutes les langues ont des mots et ces mots possèdent une forme et un sens. Toutes les langues ont également des phrases qui elles aussi possèdent une forme et un sens. La signification d’une phrase découle en général non seulement de la signification des mots qui la constituent, mais aussi de la structure grammaticale qui en forme la base. Il est important de distinguer deux concepts différents en parlant d’un mot: son usage métalinguistique et son usage linguistique. Par exemple, kremas est un nom et kremas est une boisson sucrée et parfois alcoolisée consommée en Haïti par les habitants haïtiens. Les mots sont sujets au phénomène de la polysémie, c’est-à-dire qu’il détient plusieurs sens. Généralement, dans les dictionnaires, lorsqu’on veut indiquer différents sens d’un même mot, les lexicographes numérotent chacun des sens. Par exemple, dans le dictionnaire bilingue de Valdman et al. (2007: 387) le mot krabinay est doté de trois sens énumérés ainsi:
Krabinay (krabinaj) n. 1. Scraps, debris, rubble (petits bouts, débris, décombres) 2. Small piece [stone] (petits morceaux) 3. Insignificant person (personne insignifiante). Les traductions françaises sont de moi.
La signification d’un mot renvoie à sa dénotation et à sa connotation. La dénotation d’un mot se rapporte à son sens littéral, c’est le langage à l’état brut, banal, sans surcharge spéciale. Le signe linguistique réunit alors clairement le signifié au signifiant. La connotation renvoie à une autre signification du signe linguistique qui dérive des valeurs culturelles et des jugements que la tradition et la société ont attachés à un mot. Considérons par exemple le mot Nouyòk (New York). Son signifié dénotatif se rapporte à une grande ville de la côte est des États-Unis, mais son signifié connotatif, dans l’imaginaire de nombreux migrants, véhicule des rêves de richesse facile, de plaisir permanent et de liberté totale.
L’étude de la sémantique du mot requiert de considérer la synonymie, l’antonymie, et l’homonymie. Deux mots sont dits synonymes quand leurs signifiants sont différents mais qu’ils ont le même signifié. Cependant, il est rare de rencontrer de vrais synonymes dans une langue parce que deux mots qui ont exactement le même sens restent difficiles à trouver dans une langue. Il y aura toujours des nuances de sens dues à des différences de connotation et à long terme, l’un des deux termes aura à disparaitre.
Quand ils ont des signifiés opposés, deux mots sont dits antonymes. C’est le cas de entrer et sortir. Comme Saussure l’a bien fait ressortir, un mot existe dans le système de la langue en opposition aux autres mots.
Deux mots sont dits homonymes quand ils ont le même signifiant, c’est-à-dire la même forme, mais des signifiés différents. En kreyòl, la ressemblance de forme peut être graphique (c’est le cas de poul (femèl kòk) et poul (repons yon elèv kopye lan egzamen) ou acoustique (c’est le cas de pè (moun legliz katolik, ki konn fè lamès, chante lantèman, e batize timoun) et pè (gwoup 2 bagay ki sanble e ki toujou ansanm). C’est exactement l’opposé des synonymes.
La pragmatique est l’étude de l’usage du langage en interaction de communication, c’est-à-dire les rapports entre les phrases et les contextes ou situations dans lesquels ils sont employés. Étudier la pragmatique revient à analyser comment les locuteurs comprennent et utilisent les actes de discours; comment l’interprétation et l’usage de certains mots dépendent de la connaissance qu’a l’interlocuteur du monde réel.
Par exemple, examinons cette conversation entre A et B:
A: Ou se Ameriken? (Vous êtes américain?)
B: Mande Bondye padon, non ! (Dieu m’en garde!)
Pourquoi B n’a-t-il pas utilisé le classique «wi» ou «non» pour répondre à cette question? On peut penser que B veut donner son opinion à A au sujet des Américains, et cette opinion est loin d’être favorable aux Américains.
Il apparait que, depuis ces trente dernières années, la façon de définir la communication verbale a été renouvelée et modifiée par la pragmatique. La communication est définie comme un processus qui transmette, d’une source à une destination, un message, une information par le truchement d’un code. Un code véhicule un ensemble de couples, message-signal. Dans le système linguistique, le message correspond au signifié, alors que le signal correspond au signifiant. C’est grâce au code que le destinataire peut avoir accès au contenu des représentations mentales internes des locuteurs (Moeschler et Auchlin 2000).
Les raisonnements suivants constituent la base de l’hypothèse du modèle du code pour la communication verbale:
«Pour expliquer la communication verbale, et notamment la communication non littérale, il est nécessaire de recourir à un deuxième modèle de la communication, complétant le premier. Le modèle du code rend compte de la dimension linguistique de la communication: les phrases sont analysées en autant de formes logiques qui doivent être enrichies par le modèle inférentiel, dont la tâche est d’expliquer comment et pourquoi le destinataire est amené à assigner telle ou telle interprétation à un énoncé. Le modèle inférentiel interviendra notamment pour expliquer le déclenchement des significations secondaires, à savoir non littérales, mais aussi pour déterminer les référents des expressions référentielles (noms propres, syntagmes nominaux définis, indéfinis, démonstratifs, pronoms personnels, etc.), ainsi que la force illocutionnaire8 de l’énoncé.» (Moeschler et Auchlin 2000: 156).
La recherche pragmatique en Haïti est pratiquement inexistante et je n’en connais aucune. Il y a pourtant des recherches sérieuses à développer dans ce domaine où la science de l’usage du langage pourrait contribuer à éclaircir de nombreuses questions culturelles, ou des problèmes d’interprétation du langage dans des contextes particuliers,…
Cette étude est une très brève initiation à la linguistique définie comme la science du langage et des langues. Nous avons présenté d’abord quelques généralités concernant la nature de la science et en quoi la linguistique constitue une discipline scientifique. De la linguistique, nous sommes passés ensuite à la créolistique définie comme l’application des méthodes et des principes de la linguistique aux langues créoles en général, et au créole haïtien en particulier. Nous avons vu que la linguistique comporte cinq disciplines: la phonétique/ phonologie, la morphologie, la syntaxe, la sémantique et la pragmatique. Nous avons pris des exemples au kreyòl pour expliquer chacune de ces disciplines. Le kreyòl peut donc être étudié systématiquement comme toutes les langues naturelles et ce texte est une brève analyse linguistique de la langue créole. La langue est en effet un système de signes vocaux arbitraires fondamentalement gouvernée par des règles. Le langage est inné, universel, et caractérise les êtres humains. Nous sommes nés avec une capacité pour acquérir le langage et génétiquement bâtis pour apprendre une langue (pas une langue spécifique mais une langue naturelle, quelle qu’elle soit.). C’est à cause de cette «prédisposition génétique» que les enfants nés dans une société spécifique (la société haïtienne, par exemple) arrivent à apprendre leur première langue facilement et rapidement, en dépit du fait que les données linguistiques qu’ils reçoivent de leur environnement sont incomplètes et qu’on ne leur apprend que rarement à dire telle chose au lieu de telle autre.
Pour finir, je voudrais insister sur un point fondamental: l’étude de la langue telle que nous venons de l’entreprendre et pour brève qu’elle soit, met l’accent sur les mécanismes internes, grammaticaux du système. Elle tend à évacuer d’autres aspects tout aussi importants, comme les aspects culturels, sociaux, historiques, qui ont joué un rôle dans la formation des communautés linguistiques et qui continuent à orienter leur évolution. D’une manière générale, la théorie linguistique ne se soucie guère ou très peu de la façon dont la langue est utilisée, de ceux qui la parlent, du lieu où elle est utilisée… Il faut bien le reconnaitre: la langue est autant interne qu’externe. Étudier le créole haïtien, par exemple, sans examiner des catégories telles la classe, le sexe, les activités professionnelles, ou les structures politiques, religieuses, culturelles…revient à mettre de côté des facteurs décisifs dans la compréhension de cette langue et de ses locuteurs. Nous entrons ici dans le domaine de la sociolinguistique définie comme «the study of language in its social contexts and the study of social life through linguistics (Coupland and Jaworsky 1997: 1)» (l’étude de la langue dans ses contextes sociaux et l’étude de la vie sociale par la linguistique) [ma traduction]. A l’intérieur de la sociolinguistique, les chercheurs font le plus souvent une distinction entre une approche qualitative (analyse de discours, ethnographie de la communication, etc.) et une approche quantitative (variation et changement linguistique). Ces deux approches restent complémentaires mais la perspective variationniste de William Labov semble dominer la sociolinguistique contemporaine.
Hugues Saint-Fort
New York, septembre 2015
*Je voudrais adresser mes plus vifs remerciements à mon collègue linguiste Michel DeGraff pour ses commentaires et suggestions. Je demeure toutefois le seul responsable des erreurs qui ont pu se glisser dans le cours du texte.
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