“Non, nous ne voulons rattraper personne. Mais nous voulons marcher tout le temps, la nuit et le jour, en compagnie de l’homme, de tous les hommes.” (“Les Damnés de la terre”)
Il y a quelques jours à peine, les humiliés, les exploités mais aussi les “indignés”, les révoltés, tous les hommes et les femmes “de bonne volonté” qui peuplent cette planète nôtre ont célébré le soixantième anniversaire de la mort d’un homme exceptionnel à maints égards.
Une figure dont le parcours, l’œuvre et l’aura demeurent aujourd’hui encore, et peut-être même plus qu’hier, exemplaires et inspirants. En effet, le 6 décembre 1961, disparaissait le psychiatre, l’intellectuel, le poète, le militant révolutionnaire dont l’Algérie a l’honneur de partager la mémoire avec sa Martinique natale. On l’aura compris, il s’agit ici de Frantz Fanon.
Déjà soixante ans que la maladie l’emportait à la veille de l’indépendance d’un pays dont il avait fait sa deuxième patrie. Pour lequel il s’était engagé corps et âme.
Même si l’actualité nationale et internationale est actuellement très chargée, on se serait tout de même attendu à ce qu’en cette date-anniversaire les autorités algériennes organisent un programme de commémorations digne de ce nom – comme cela a été le cas, de manière tout à fait légitime, pour d’autres figures du panthéon national et dans différents domaines.
En tout état de cause, on ne peut que relever avec tristesse que, de l’autre côté de la Méditerranée, la Mairie de Paris a jugé important d’organiser un hommage “au psychiatre et écrivain de renommée mondiale, militant anticolonialiste, penseur à l’origine de thèses émancipatrices”. La presse française rapporte que cet événement a été marqué par un dépôt de gerbes et des prises de parole.
Parmi lesquelles celle de Jacques Martial, conseiller de la Ville de Paris en charge des Outre-mer, qui a déclaré : “Nous devons conserver l’héritage de Frantz Fanon. La pensée qui l’a animé est une pensée d’émancipation, de libération des peuples, une pensée antiraciste, une pensée qui s’oppose à l’avilissement des être humains. Il a prôné la liberté des peuples à se prononcer pour leur devenir.”
Si l’on garde en mémoire les événements dramatiques et souvent violents qui se sont produits récemment sur le territoire des Antilles “françaises” et la manière dont les autorités y ont répondu, quelle que soit par ailleurs la pureté des intentions de leurs auteurs, il est clair que de telles déclarations ne peuvent manquer de susciter des interrogations, voire de sérieuses réserves… Reste néanmoins la symbolique. Qu’on le veuille ou pas, elle a été respectée. Qu’en est-il chez nous ?
De fait, depuis le grand symposium de 1987 à Riad El-Feth, plus rien ne semble mériter que l’on évoque la vie et l’œuvre de Frantz-Omar Fanon dans sa patrie d’adoption. Mis à part quelques rares publications ou évocations, plus rien de conséquent, d’important à l’échelle nationale. Surtout plus rien qui apporte la preuve que, par-delà la beauté des slogans, le vide des formules, la pensée fanonienne fait toujours partie de nous. De notre histoire et de notre devenir. Mais où est donc passé Fanon ? Où sont passées les traces de son combat, de son sacrifice ? Mais aussi de sa parole, de sa réflexion critique, de ses utopies fraternelles ? Son nom même résonne-t-il encore pour nos enfants ? Que peuvent-ils apprendre aujourd’hui des lumières de sa pensée ?
Un panneau au fronton d’un lycée ou d’un hôpital suffit-il à perpétuer le souvenir d’un géant ? De fait, on dirait que plus le temps passe et plus Fanon s’éloigne de nous. Ou, plus exactement, plus nous perdons Fanon. Mais en le perdant, d’une certaine façon, c’est aussi une part essentielle de nous, de notre être collectif, de nos espérances communes, que nous perdons. Triste constat.
En apparence, du moins. Car l’expérience nous a appris que l’histoire n’est jamais finie et que les peuples quels qu’il soient, même les plus avilis, même les plus asservis, recèlent des énergies libératrices inépuisables, insoupçonnées. Non.
Fanon ne cessera jamais d’habiter nos mémoires et celles de tous les Damnés de la terre. Sa grande ombre nous rappellera toujours les véritables enjeux des luttes d’hier.
Mais aussi et surtout d’aujourd’hui et de demain : “Allons, camarades, il vaut mieux décider dès maintenant de changer de bord. La grande nuit dans laquelle nous fûmes plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver fermes, avisés et résolus.” Salut et respect jusqu’à la fin des temps, camarade Fanon !
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